27

Le vieux diplomate était fier d’avoir servi son pays pendant de longues années et d’avoir, par ses conseils, aidé trois pharaons à commettre un minimum d’erreurs en politique étrangère ; il appréciait la prudence de Séthi, plus préoccupé de paix que d’exploits guerriers sans lendemain.

Bientôt, il prendrait une retraite heureuse à Thèbes, non loin du temple de Karnak, au sein d’une famille qu’il avait trop négligée, à cause de nombreux voyages. Ces derniers jours lui avaient apporté une joie nouvelle : former le jeune Âcha, aux dons éblouissants. Le jeune homme apprenait vite et retenait l’essentiel. De retour du Grand Sud, où il s’était acquitté de manière remarquable d’une délicate mission d’information, il était venu quérir spontanément l’enseignement du diplomate. Ce dernier l’avait aussitôt considéré comme son fils ; ne se contentant pas de données théoriques, le haut fonctionnaire lui avait indiqué des filières et révélé le savoir-faire que seule l’expérience permettait d’acquérir. Parfois, Âcha devançait sa pensée ; son appréciation de la situation internationale mêlait un sens aigu de la réalité et des perspectives visionnaires.

Le secrétaire du diplomate lui annonça la visite de Chénar, qui sollicitait humblement un entretien. On n’éconduisait pas le fils aîné de Pharaon et son successeur désigné ; aussi, en dépit d’une lassitude certaine, le haut fonctionnaire accueillit-il le personnage au visage rond, pénétré de son importance et de sa supériorité. Les petits yeux marron, cependant, témoignaient d’une réelle agilité d’esprit ; le considérer comme un adversaire négligeable eût été une lourde erreur.

— Votre présence m’honore.

— J’éprouve à votre égard une grande admiration, déclara Chénar, chaleureux ; chacun sait que vous inspirez la politique asiatique de mon père.

— C’est trop dire ; Pharaon décide lui-même.

— Grâce à la qualité de vos informations.

— La diplomatie est un art difficile ; je m’y emploie de mon mieux.

— Avec beaucoup de succès.

— Quand les dieux me sont favorables ; prendrez-vous une bière douce ?

— Avec plaisir.

Les deux hommes s’installèrent sous une tonnelle, rafraîchie par le vent du nord. Un chat gris sauta sur les genoux du vieux diplomate, se roula en boule et s’endormit.

Les deux coupes remplies d’une bière légère et digestive, le serviteur s’éloigna.

— Ma visite ne vous surprend-elle pas ?

— Un peu, je l’avoue.

— Je souhaite que notre entretien demeure confidentiel.

— Soyez rassuré.

Chénar se concentra ; le vieux diplomate était plutôt amusé. Combien de fois avait-il affronté des solliciteurs désireux d’utiliser ses services ? Selon les circonstances, il les aidait ou les décourageait. Qu’un fils de roi manifestât tant de condescendance le flatta.

— À ce que l’on dit, vous auriez l’intention de vous retirer.

— Je n’en fais pas mystère ; dans un an, ou deux, lorsque le roi m’aura donné son accord, je m’éloignerai des affaires.

— N’est-ce pas regrettable ?

— La lassitude me gagne, l’âge devient un handicap.

— L’expérience accumulée est un trésor sans prix.

— C’est pourquoi je l’offre à des jeunes comme Acha ; demain, ils seront en charge de notre diplomatie.

— Approuvez-vous sans réserve les décisions de Séthi ?

Le vieux diplomate éprouva une gêne.

— Je comprends mal votre question.

— Notre hostilité envers les Hittites est-elle encore justifiée ?

— Vous les connaissez mal.

— N’ont-ils pas envie de commercer avec nous ?

— Les Hittites veulent s’emparer de l’Égypte et ne renonceront jamais à ce projet ; il n’existe pas d’alternative à la politique de défense active que mène le roi.

— Et si j’en proposais une autre ?

— Parlez-en à votre père, pas à moi.

— C’est à vous, et à personne d’autre, que je désire en parler.

— Vous m’étonnez.

— Informez-moi de manière précise sur les principautés d’Asie, et je vous manifesterai ma reconnaissance.

— Je n’en ai pas le droit ; les paroles échangées lors des conseils doivent rester secrètes.

— Ce sont ces paroles qui m’intéressent.

— N’insistez pas.

— Demain, je régnerai ; tenez-en compte.

Le vieux diplomate s’empourpra.

— Est-ce une menace ?

— Vous n’êtes pas encore retiré, votre expérience m’est indispensable ; la politique de demain, c’est moi qui la mènerai. Soyez mon allié occulte, vous ne le regretterez pas.

Le vieux diplomate n’avait pas coutume de céder à la colère ; cette fois, l’indignation l’emporta.

— Qui que vous soyez, vos exigences sont inacceptables ! Comment le fils aîné de Pharaon peut-il songer à trahir son propre père ?

— Calmez-vous, je vous prie.

— Non, je ne me calmerai pas ! Votre comportement est indigne d’un futur monarque ; votre père doit en être informé.

— N’allez pas trop loin.

— Sortez de chez moi !

— Oublieriez-vous à qui vous parlez ?

— À un être ignoble !

— J’exige votre silence.

— N’y comptez pas.

— En ce cas, je vous empêcherai de parler.

— Moi, m’empêcher de…

Le souffle coupé, le vieux diplomate porta les mains à son cœur et s’écroula. Chénar appela aussitôt ses serviteurs, on étendit le dignitaire sur un lit et l’on manda sur-le-champ un médecin qui constata le décès, dû à une crise cardiaque foudroyante.

Chénar avait eu de la chance ; sa démarche risquée se terminait de façon heureuse.

 

Iset la belle boudait.

Cloîtrée dans la villa de ses parents, elle refusa de recevoir Ramsès, sous prétexte d’une fatigue qui ternissait son teint ; cette fois, elle lui ferait payer ses départs précipités et ses longues absences. Derrière un rideau du premier étage, elle écouta l’entretien entre sa femme de chambre et le prince.

— Transmettez mes vœux de prompt rétablissement à votre maîtresse, dit Ramsès, et prévenez-la que je ne reviendrai pas.

— Non ! hurla la jeune femme.

Elle écarta le rideau, dévala l’escalier et se jeta dans les bras de son amant.

— Tu vas beaucoup mieux, semble-t-il.

— Ne pars plus ; sinon, je tomberai vraiment malade.

— Exigerais-tu que je désobéisse au roi ?

— Ces expéditions sont assommantes… Sans toi, je m’ennuie.

— Aurais-tu décliné les invitations aux banquets ?

— Non, mais je dois sans cesse repousser les avances de jeunes nobles ; si tu étais présent, on ne m’importunerait pas.

— Parfois, on ne voyage pas en vain.

Ramsès s’écarta et présenta un coffret à la jeune femme ; elle ouvrit des yeux étonnés.

— Ouvre-le.

— Est-ce un ordre ?

— Agis à ta guise.

Iset la belle souleva le couvercle ; ce qu’elle découvrit lui arracha un cri d’admiration.

— C’est pour moi ?

— Avec l’autorisation du chef de l’expédition.

Elle l’embrassa avec fougue.

— Passe-le-moi autour du cou.

Ramsès s’exécuta ; le collier de turquoises fit briller de plaisir les yeux verts de la jeune femme. À présent, elle éclipserait toutes ses rivales.

 

Améni poursuivait ses fouilles dans les décharges, avec une obstination qu’aucune déconvenue n’entamait. La veille, il avait cru découvrir plusieurs éléments du puzzle, et mettre en rapport l’adresse de l’atelier et le nom d’un propriétaire ; mais il dut déchanter. L’inscription était illisible, des lettres manquaient.

Cette quête de l’impossible n’empêchait pas le jeune scribe d’assumer à la perfection son travail de secrétaire particulier ; Ramsès recevait un courrier de plus en plus abondant auquel il fallait répondre avec des formules de politesse appropriées à chaque cas. Il tenait à ce que la réputation du prince fût impeccable et avait mis la dernière main au rapport concernant le voyage aux mines de turquoises.

— Ta notoriété s’amplifie, remarqua Ramsès.

— Les bruits de couloir ne m’intéressent pas.

— On estime que tu mérites un meilleur poste.

— J’ai fait le vœu de te servir.

— Pense à ta carrière, Améni.

— Elle est toute tracée.

Cette amitié indéfectible emplissait de joie le cœur du prince ; mais saurait-il s’en montrer digne ? Par son attitude, Améni lui interdisait la médiocrité.

— As-tu progressé dans ton enquête ?

— Non, mais je ne désespère pas. Et toi ?

— Malgré l’intervention de la reine, aucune piste sérieuse.

— Il est un nom que personne n’ose prononcer, estima Améni.

— Avec raison, ne crois-tu pas ? Accuser sans preuve serait une faute grave.

— J’aime t’entendre parler ainsi ; sais-tu que tu ressembles de plus en plus à Séthi ?

— Je suis son fils.

— Chénar aussi… Pourtant, on jurerait qu’il appartient à une autre lignée.

 

Ramsès était nerveux. Pourquoi Moïse, au moment de repartir pour le harem de Mer-Our, avait-il été convoqué au palais ? Pendant l’expédition, son ami n’avait commis aucune faute ; au contraire, mineurs et soldats avaient vanté l’excellence du jeune intendant et souhaité que ses collègues prennent exemple sur lui. Mais la médisance et la calomnie ne cessaient de rôder ; la popularité de Moïse avait peut-être porté ombrage à quelque incapable haut placé.

Améni écrivait, imperturbable.

— N’es-tu pas inquiet ?

— Pas pour Moïse. Il est de ta race : les épreuves l’endurcissent au lieu de l’abattre.

L’argument ne rassura pas Ramsès ; le caractère de l’Hébreu était si affirmé qu’il susciterait davantage de jalousie que d’estime.

— Au lieu de te morfondre, conseilla Améni, lis plutôt les derniers décrets royaux.

Le prince s’attela à la tâche, se concentrant à grand-peine ; dix fois, il se leva et déambula sur la terrasse.

Peu avant midi, il vit Moïse sortir du bâtiment administratif où il avait été convoqué ; incapable de patienter, il dévala l’escalier et se rua à sa rencontre.

L’Hébreu semblait décontenancé.

— Explique !

— On me propose un poste de contremaître sur les chantiers royaux.

— Le harem, c’est fini ?

— Je participerai à la construction des palais et des temples, et devrai me rendre de ville en ville, afin de surveiller les travaux, sous la direction d’un maître d’œuvre.

— As-tu accepté ?

— N’est-ce pas préférable à l’existence lénifiante du harem ?

— Alors, c’est une promotion ! Âcha est en ville, Sétaou aussi ; ce soir, nous faisons la fête.

Le fils de la lumière
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